Stéphane Chaudesaigues

Tatouage, gastronomie & terroir en Cantal – Le blog vivant de Stéphane Chaudesaigues

Là où le geste fait racine

jeudi 11 décembre 2025
Là où le geste fait racine

1. Un fil qui commence à Mallet

Il y a des trajectoires qui se racontent facilement, avec des lignes droites, des cohérences parfaites, des débuts et des fins qui s’emboîtent. La mienne n’a rien de tout ça. Elle commence avec un orphelin de Mallet, né en 1755, qui a quitté une vallée isolée pour monter à Paris. Une diagonale improbable, mais réelle. Les générations qui suivent tordent le fil, s’éloignent, reviennent autrement, dispersent et recomposent une histoire dont il ne reste parfois que le nom.

Je n’ai jamais prétendu rejouer cette route. Je n’ai jamais cherché à lui donner un sens forcé. Mais un jour, je me suis retrouvé à ancrer mes projets à quelques kilomètres du point de départ de cet ancêtre, sans y avoir jamais vécu. Je n’y ai pas vu un destin, seulement une continuité possible, un terrain, un endroit où travailler.

2. Choisir un village pour y travailler

On parle souvent de “retour aux sources” comme si la vie devait ressembler à un voyage circulaire parfaitement écrit à l’avance. Ce n’est pas mon cas. Je ne suis pas “revenu” à Chaudes-Aigues. Je l’ai choisi. Un village que je ne connaissais pas, où je n’avais pas vécu, mais où j’ai décidé de poser du travail, des lieux, du temps.

Ce choix n’a rien de romantique. Il tient à des choses simples : la possibilité de faire, de construire, de tenir quelque chose debout. Un village qui accepte encore qu’on y apporte des projets, qu’on y ouvre des portes, qu’on y accueille des gens, qu’on y prenne des risques sans se cacher.

3. Du Cantal Ink aux lieux du quotidien

Avant de m’installer ici, Cécile et moi avions porté le Cantal Ink à Chaudes-Aigues. Cinq années d’un festival du tatouage qui a rassemblé jusqu’à quatorze mille visiteurs sur un seul week-end. Rien d’un exploit personnel, plutôt la preuve qu’un village peut devenir un point de rencontre quand on y met de l’énergie, du travail et un peu d’obstination.

Déjà, à ce moment-là, quelque chose avait commencé à prendre racine. Le festival n’était pas une parenthèse, mais un signe : ce territoire pouvait accueillir plus qu’un simple passage. Il pouvait devenir un lieu de travail, de projets et de continuité.

4. Atelier, restaurant, terrasse : habiter un lieu

Ensuite sont venus d’autres projets. Un atelier de tatouage. Un restaurant. Une terrasse à quelques mètres. Des lieux qui ne sont pas tombés du ciel et qui n’ont jamais été des gestes solitaires. Un projet n’a pas de jambes sans ceux qui l’entourent. On avance parce qu’on est épaulé, encouragé, contredit, soutenu. Par ceux qui vivent avec nous. Par ceux qui travaillent avec nous. Par ceux qui passent juste assez souvent pour rappeler qu’on ne fabrique rien tout seul.

Tatouer, cuisiner, accueillir, transmettre… Ce ne sont pas des activités différentes. Ce sont des façons d’habiter un endroit. Le tatouage m’a appris très tôt que le geste compte plus que les discours. Le restaurant me l’a confirmé : on ne triche pas avec ce qu’on sert. Chaque assiette, chaque dessin, chaque moment passé avec ceux qui franchissent la porte vient renforcer ou affaiblir ce qu’on prétend être.

5. Le Garage : prolonger la même logique

Parce qu’un village ne vit pas seulement de ses tables ou de ses ateliers, il y a aussi un lieu où l’on travaille autrement : un espace pour les corps, pour la force, pour l’effort. Le Garage n’est pas un club de sport où l’on pose pour se montrer. C’est un endroit où l’on charge une barre, où l’on respire, où l’on revient à des choses simples et concrètes.

Là encore, la logique est la même : le travail, le geste, l’ancrage. Rien de théorique. Rien qui flotte. Tout se construit dans la répétition, dans la sueur, dans ce qui tient vraiment un territoire debout. Le tatouage, la cuisine, le Garage : trois façons de rappeler que le réel n’est pas un concept.

6. Un nom, ce qu’il porte et ce qu’on en fait

Un nom, ce n’est pas un drapeau. Ce n’est pas non plus un héritage propre et bien plié dans une enveloppe. Un nom, c’est une histoire pleine de trous, de bifurcations, de silences, de choses qu’on ne saura jamais. Étienne, l’orphelin de Mallet, n’a rien laissé derrière lui sinon une trajectoire : de la vallée au pavé parisien. Puis d’autres générations se sont débrouillées avec ce qu’elles avaient.

Je ne rejoue pas sa route, je ne marche pas dans ses pas. Je travaille ici, à quelques kilomètres de là où son nom a commencé à courir. C’est une continuité possible, mais je n’essaie pas de la maquiller. Un nom ne protège de rien. Il ne rend personne meilleur. Il ne donne aucune légitimité. Mais il rappelle parfois d’où l’on vient, ou ce que l’on a choisi de prolonger. Et c’est déjà beaucoup.

7. Ce que le terrain apprend

Le terrain apprend plus vite que les discours. Ici, à Chaudes-Aigues, la politique, la société, la solidarité n’ont pas la même couleur que dans un débat télévisé. On ne parle pas des problèmes, on les porte, on les règle, on s’adapte, on fait avec. Ce n’est pas une vertu, c’est une nécessité.

Le tatouage m’a appris qu’on n’a pas le droit de raconter n’importe quoi quand on travaille sur la peau des gens. Le restaurant me l’a rappelé : nourrir quelqu’un ne supporte pas le cynisme. Le Garage me le répète chaque jour : il n’y a aucune théorie dans une barre à soulever. Seulement ce que le corps peut faire, ou pas. À force de vivre dans des métiers où le geste prime, on finit par voir le monde autrement : moins bruyant, moins théorique, plus vrai.

8. Ceux qui donnent de la tenue aux projets

On passe sa vie à croire qu’on avance seul, puis un jour on réalise qu’on tient debout parce qu’on est épaulé. Par un voisin qui donne un coup de main sans rien demander. Par un ami qui revient toujours quand il le faut. Par des clients qui deviennent familiers. Par ceux qui travaillent à nos côtés. Par des enfants qui observent sans juger. Par quelqu’un qui partage notre vie et qui absorbe une partie du chaos sans le dire.

On fabrique des choses, oui. Mais ce sont les autres qui leur donnent de la tenue. Ce qu’on construit n’est jamais totalement à nous. C’est un travail collectif, même quand on croit faire tout seul.

9. Transmettre sans imposer

Je ne sais pas si ce que je fais se transmettra. Ce n’est pas une inquiétude et ce n’est pas une obsession. La transmission n’est pas une propriété privée. Elle n’a rien d’automatique. Elle ne se décrète pas comme une filiation obligatoire.

Ce qu’on peut transmettre, au mieux, c’est une manière d’être. Un rapport au travail. Une façon de tenir. L’idée qu’il faut essayer, même quand ça ne marche pas. Qu’il faut recommencer, même quand on n’y croit plus vraiment. Que l’effort finit parfois par faire trace. Ce n’est pas héroïque. Ce n’est pas spectaculaire. C’est juste ce qui reste.

10. Une cohérence derrière le chaos apparent

De l’extérieur, mes projets peuvent sembler éparpillés : tatouage, cuisine, sport, dessins, textes, événements. En réalité, tout répond à la même logique : fabriquer, ancrer, laisser place, accueillir, transmettre. Rien d’héroïque. Rien de romanesque. Juste une façon de tenir debout sur un territoire qui en a vu d’autres.

Il ne s’agit pas de “marquer” Chaudes-Aigues. Le village existait bien avant moi, il survivra très bien après. J’aime seulement l’idée que, sans bruit, sans discours, sans chercher à imposer quoi que ce soit, on puisse ajouter quelques lignes à ce qui se transmet ici depuis des siècles.

11. Conclusion

Je n’ai jamais essayé de fabriquer une image, ni de rentrer dans une case, ni de devenir une version améliorée de ce que d’autres attendaient. J’ai simplement travaillé, ici, dans ce village que j’ai choisi sans y avoir jamais vécu, et où les projets ont fini par s’ancrer.

On passe sa vie à chercher ce qui compte. Parfois on le trouve loin. Parfois on le trouve juste là, devant soi, dans le bruit d’un atelier, la chaleur d’une cuisine, le silence du matin sur la place du village, ou dans le geste simple de quelqu’un qui vous aide sans poser de questions.

Je ne sais pas ce que ce nom, ce parcours, ces projets deviendront. Mais tant qu’il y aura quelque chose à construire ici, tant qu’il y aura du travail, tant qu’il y aura des gens pour le partager, je continuerai d’ancrer, de fabriquer, d’avancer.

Le reste ne m’appartient déjà plus. Il appartiendra à ceux qui viendront après, et qui décideront, ou non, d’en faire quelque chose.

Ce texte s’inscrit dans l’ensemble de mes réflexions autour de mon parcours personnel et professionnel, présenté dans la page Stéphane Chaudesaigues : entre vie publique et vie privée.